L'OBJET DOIT ÊTRE À SA JUSTE PLACE
Lorsque je crée un masque, je ne sais pas à l’avance comment je vais le coiffer ni quels objets je vais utiliser. Dans mon bureau, je conserve certains bidons depuis six ans. Ils ne sont jamais “passés sur le billard” comme on dit. Je les regarde tous les jours parce que cette pièce, j’y suis tous les jours. Il faut que les bidons me parlent au quotidien. Et selon ce que j’ai comme source d’inspiration, je vais chercher le meilleur bidon, celui qui a le pouvoir de me retranscrire exactement le vrai visage de la personne que j’ai envie d’incarner. Cette réalité-là, pour moi, est capitale. Et une fois que c’est fait, je dois décider si la pièce est capable d’incarner cette personne, ou si elle n’en est pas capable. Si on peut la montrer ou pas. S’il y a tout, sans que la pièce soit bavarde. Oui. Parce que le bavardage, c’est quoi? C’est le fait d’accumuler plein de choses pour dire, “ah oui, elle est en bonne santé, elle a des bijoux comme ça”, de mettre des bijoux aux oreilles, “elle a un piercing”, etc. Or, tout ça c’est bavard et inutile. Le plus important c’est la suggestion d’un visage avec l’élément le plus important, à savoir sa coiffure, auquel je ne peux pas donner de nom. Je préfère donner à la pièce le prénom de la femme dont je fais le portrait, juste un petit peu modifié, ou un prénom proche du sien. Et ça me suffit pour raconter l'histoire de cette femme-là, pour parler de son vrai visage. Et c’est ça qui est délicieux.
Au moment de collecter des matériaux (plumes, pipes, goupillons, talons de chaussures, fils, tuyaux), je ne sais pas s’ils me serviront à mettre en forme une chevelure. Je ne peux pas le savoir à l’avance. J’ai dans mon atelier un tas d'immondices. D’ailleurs, j’ai une anecdote à ce propos. J’ai accepté
d’héberger pendant quelques jours une copine de ma soeur qui avait des problèmes avec ses parents, le temps que ça s’apaise chez elle. Je vivais seul à l’époque. Dans mon salon, tout était propre. Mais devant la porte de l’atelier, une pièce toujours fermée, il y avait un tas d’immondices. La copine de ma soeur, croyant bien faire, a tout ramassé. Elle a tout mis à la poubelle, tout nettoyé, avant que je n’arrive.... Bon. Moi, quand je suis très fâché, je ne parle pas, je bégaye, je n’arrive pas à parler. Donc je suis sorti de chez moi, j’ai marché… À me voir marcher, n’importe qui pouvait savoir que quelque chose n’allait pas. Je suis allé voir ma soeur ; je parlais calmement. J’ai dit à ma soeur de dire à sa copine de tout remettre à sa place et de ne plus toucher à rien. Ou alors de rentrer chez elle. Ces objets-là sont ma vie de tous les jours… On a un dialogue, je parle avec ces objets tout le temps, je les vois défiler devant moi, je les tourne dans ma tête sans les toucher. Je peux voir un objet dans ma tête et - sans le toucher - le replacer quelque part où il est juste à sa place. Il doit être juste à sa place. Il ne faut pas que l’objet soit mal loti. Il doit non seulement transpirer la justesse, mais aussi une honnêteté. Ça doit être honnête. Il ne faut pas que l’objet ne soit pas à sa place, il ne faut pas que l’objet usurpe la place d’un autre objet. C’est compliqué à expliquer. Quand tu as un masque et que tu mets un objet qui ne suggère pas la réalité du vrai visage de la personne, alors cet objet est faux, il n’est pas à sa place. Quand il est à sa place, il est juste et cela reste honnête. “Honnête” parce que quand tu fais le portrait d’une femme généreuse, qui a une coiffure abondante et qu’au lieu de prendre des fils électriques qui suggèrent cette vivacité, tu prends de simples mèches, tu ne dis pas la chose. Mais quand tu prends des fils électriques qui partent en touffe - l’électricité c’est de l’énergie - ça montre la force de cette femme, l’énergie de cette femme et l’objet est vraiment à sa place, c’est-à-dire qu’on ne pourrait pas le remplacer. C’est difficile à expliquer. Par exemple quand tu fais une pièce après avoir vu des femmes de Curaçao danser... Il y a une femme qui t’intéresse, que tu suis des yeux pendant longtemps… Ou alors tu es à São Paulo, où je suis allé voir des entraînements de femmes pour un carnaval dans une école de Samba... C’est extraordinaire, tu suis la même femme, son image te reste, parce que c’est son portrait que tu as envie de faire... Tu vas donc chercher les plumes qui correspondent à cette femme que tu as envie de raconter, dont tu as envie de raconter le vrai visage, sans la connaître. Il faut que tu la suggères avec des plumes, en une pièce “juste” ou “honnête”. Ce ne sont pas les bons mots mais peut-être le bon mot viendra-t-il un jour.
Je collecte des objets partout dans le monde. Alors que j’étais à Dakar une semaine en famille, j’ai pris deux jours pour aller sur les immondices de Dakar qui sont très célèbres. C’est deux kilomètres d'étendue. Des hectares d’immondices. Je pense même que c’est le dépotoire le plus extraordinaire que j’ai vu en Afrique. J’aurais regretté de ne pas y être allé. J’ai ramené plein de pièces qui sont en quarantaine, pour l’instant, avant que je ne les introduise chez moi.
J’achète parfois du matériel. Mais pas du neuf. J’achète du matériel usagé dont les propriétaires n’ont pas envie de se débarrasser. Comme certains bidons, que j’ai achetés à dix-mille fois leur valeur parce que le propriétaire n’avait pas envie de s’en séparer. Le propriétaire avait peur ; comment un type que vous ne connaissez pas peut-il arriver et vous proposer dix-mille francs CFA pour un bidon qui en vaut quatre-cents ? Il disait “non je ne veux pas vendre” alors j’ai dis “bon, vingt-mille”. Il a répondu “non je ne veux pas vendre”, j’ai dis “bon trente-mille…”, « quarante-mille » ! Nous sommes arrivés à cent-mille. Et quand on est arrivé à cent-mille, des personnes - qui me connaissaient parce que je les avais photographiées - se sont arrêtées et m’ont dit, “ah, mon frère tu as un problème?” J’ai dit “oui j’ai un problème, ce type ne veut pas me vendre son bidon.” Et tout le monde s’est mis à lui crier dessus. “On le connaît ! Vends-lui, il est artiste… Combien il te donne? Cent-mille et tu ne veux pas vendre?” J’ai finalement proposé cente-cinquante-mille, parce que je tenais au bidon. Alors ils m’ont dit, “attends, frère, on ira te chercher des bidons comme ça”. J’ai dit “non, non, non ce n’est pas me chercher des bidons comme ça , c’est c es deux-là”. Et le type ne savait plus où se mettre. Il a fini par dire “bon ok, achetez”. J’ai compté les cent-cinquante-mille francs CFA devant tout le monde, je lui ai donnés. Quel choc pour lui ! Il n’y croyait pas et les autres l’ont rassuré en lui disant, “on le connaît, ça fait quatre ans qu’il est avec nous, en te donnant ça, il t’a fait un vrai cadeau pour les deux bidons. Les deux bidons en question étaient deux bidons de la même contenance, de la même qualité, de la même couleur, grossis de la même manière, qui, reliés par une corde, permettaient d’équilibrer la moto pendant le transport. Je n’ai pas enlevé la corde, j’ai juste fait des trous derrière pour accrocher les deux bidons. Il n’y avait rien d’autre à ajouter. L’histoire suffit.
Voilà. N’est pas artiste qui veut!
Romuald Hazoumè
Entretien Elise Debacker, Imelda Hounsa